Plages de vie, par Elisabeth Averous

Inspiré par Marseille rose et or, de Linette Cajou

Toute la journée, la plage avait retenti de mille cris. Elle avait amplifié les hurlements des plus petits à chaque fois qu’une vague froide et salée les submergeait. Elle avait réchauffé les adolescents, qui s’essayaient au plongeon, le corps gainé, les jambes serrées, les bras droits comme un rostre d’espadon fendaient l’eau. Les filles, alanguies sur leurs serviettes regardaient le spectacle, riaient, se moquaient des arrivées à plat dans l’eau, reconnaissables à l’horrible « splash » qui couvrait le ressac régulier de la marée et les bavardages des estivants.

Bronzées, vêtues de minuscules bikinis, elles notaient les apollons en devenir :

- « Tu le trouves mignon, il me plait beaucoup… »

- « Je l’ai croisé avec une fille moche au grand hôtel. »

- « C’est peut-être sa sœur ou sa cousine »

- « Et pourquoi pas sa grand-mère… ? Il est plein de boutons, brrkk »

- « Tu lui donnes combien pour son plongeon ? »

- « Je ne sais pas, il n’était pas extraordinaire… A refaire ! » cria la péronnelle sans bouger de sa serviette.

Le jeune homme l’entendit, lui adressa un clin d’œil, chuchota à l’oreille de ses copains, repartit en bombant le torse vers le plongeoir.

Le va et vient des adolescents durait tout l’après-midi, les « lolitas » testaient leur pouvoir de séduction en alternant sauts dans les vagues, sorties de l’eau étudiées, démarche chaloupée, cheveux mouillés, puis indifférence simulée, allongées sur le sable. Ce soir, ils vaincraient leur timidité et tenteraient une approche, ce serait bien de s’apprivoiser avant le bal du 14 juillet.

 

Indifférents aux jeux de séduction des adolescents, les familles arrivaient par grappes, toutes semblables, le père portait glacière et parasol, la mère, chargée de panier et serviettes criait après sa progéniture.

Pendant que le chef de famille plantait solidement le parasol, sa femme enduisait les enfants de crème solaire, leur mettait tee-shirt, bob, lunettes. Le nez, tartiné de blanc, ressemblait à une meringue.

- « Papa, on va se baigner, on va se baigner, Papa ! »

- « Attendez une minute, je n’ai pas fini d’installer. »

- « Dépêche-toi Papa ! »

La mère, les mères trônaient sur leurs pliants, surveillant les gosses, cherchant nerveusement dans l’immense sac de plage la tétine du bébé, sortant le livre ou la revue qu’elles n’avaient pas lus hier et qu’elles ne liraient pas aujourd’hui. De temps en temps elles jetaient un regard envieux aux gamines allongées, ou jouant au Beach-volley, insouciantes, provocantes, conscientes de leur fraîcheur. Qu’il était loin ce temps où l’été ne semblait pas finir, où les amours de jeunesse dureraient toutes la vie, où les fous rires, les discussions et les préoccupations étaient celles de petites filles dans des corps de presque femmes.

Fatiguées par des vacances qui n’étaient pas de tout repos, prisonnières des soucis du quotidien, bercées de rêves inaccessibles, ces mères regardaient avec envie, mâtinée d’une pointe d’agacement, cette jeunesse bruyante, arrogante, attendrissante. Brusquement elles étaient rattrapées par leur marmaille :

- « Maman, j’ai faim, maman j’ai du sable dans les yeux, maman j’ai envie de faire pipi. »

Quelquefois un petit courait en hurlant :

- « Regarde le beau coquillage que j’ai trouvé, il est pour toi ! »

A cet instant disparaissait la fatigue.

Mais sournoise, elle s’invitait le soir quand les enfants dormaient d’un sommeil réparateur, et que les maris regardaient le match de rugby ou pour la énième fois Rio Bravo.

 

Denise était l’une d’entre elles, débordée par le quotidien, angoissée par mille et un tracas, stressée par sa vie professionnelle (le télétravail envahissait désormais sa cuisine), déçue par son mariage (l’amour et le désir résistaient mal aux années).

Denise sortit respirer l’air frais, écouta la mélopée anesthésiante du ressac, profita de ce rare moment de solitude. L’hôtel était éclairé par la lune, sa faible lumière dessinait des ombres fantomatiques sur le fronton de ce majestueux bâtiment belle époque. On aurait dit le château de Cendrillon, la chambre de la marâtre était plongée dans le noir, seuls les parasols des balcons semblaient animés. Soudain, elle vit des formes ondulantes, elle imagina des pieds, des mains qui se cherchaient, se rejoignaient, s’étreignaient. Elle espéra que les deux têtes qui se regardaient si intensément ne puissent en faire qu’une.

Elle se souvint des quinze années écoulées : les études, pour avoir un bon métier disaient ses parents, la rencontre avec Paul, le plus beau jour de sa vie, l’insouciance à deux, puis les maternités, épanouissantes dans le cœur et dans le corps, les enfants, petits et grands soucis mais essentiels à son équilibre.

Bien sûr, les journées sont harassantes,

Bien sûr, les vacances sont épuisantes,

Bien sûr, la vie peut se montrer ingrate, injuste, difficile,

Mais elle réserve aussi des joies, des rires, des bonheurs.

 

La lune se cacha derrière un nuage, l’hôtel disparut dans la pénombre, Denise serra son châle sur ses épaules, huma l’air iodé, s’arrêta un instant pour écouter la mer.

Aux premières marches du perron, elle enleva le sable de ses pieds. Sandales à la main, elle franchit le seuil du grand hôtel, salua le veilleur de nuit et monta sans bruit rejoindre son petit monde endormi, elle souriait.

13 septembre 2023, Elisabeth AVEROUS, Copyright à l’auteure

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