Le gratin dauphinois et la soupe de légumes, par Eve Grenet

Texte écrit durant le stage du dimanche 25 février 24 :  Les goûts et les odeurs. Inventer, se remémorer. Décrire un rapport au monde original. Et pourquoi pas, grâce à ces éléments, construire et caractériser un personnage, ou un groupe de personnages ?

Je ne sais pourquoi, cette nuit j’ai rêvé de ma grand-mère.

Nous sommes dans une réunion familiale pour un déjeuner dominical. Elle va et vient, vers ses fils bien plus grands qu’elle, accueille à bras ouverts ses petits-enfants. Moi je suis, là, plantée au milieu de l’immense salle à manger de la ferme familiale. Situation saugrenue façonnée par les rêves, je retrouve mes oncles, tantes et cousins à l’âge de mes souvenirs. Pour eux, le temps s’est arrêté. Moi, j’ai continué de vieillir. J’ai l’âge de ma grand-mère et je lui fais face ! Voilà une scène burlesque, anachronique même… Dans mon rêve j’évolue avec bonheur, privilège que personne ne peut s’offrir en dehors de ces divagations nocturnes élaborées, bien malgré soi, par notre inconscient…

 

Ce matin, je suis dans ma cuisine pour préparer le déjeuner.

Face à ma plaque de cuisson, le songe de cette nuit me ramène ma grand-mère, là à côté de moi.

Je sens sa présence vaporeuse. Elle est un peu ébouriffée. Du dos de la main, elle ramène sans cesse la mèche rebelle qui tombe sur son front. Elle arbore une silhouette dodue. Un large tablier enserre sa taille, tout en plaquant son ventre rebondi. Petite fille, j’adorais me coller contre ces formes arrondies qui étaient pour moi gage de sécurité. Il me semblait que plus rien, alors, ne pourrait m’arriver… Ce souvenir me fait sourire aujourd’hui et, portée par une douce nostalgie, je la regarde s’affairer…

Geste qui est devenu le mien, elle jette un torchon à carreau sur le dessus de son épaule puis lance la préparation du gratin dauphinois. J’observe avec fascination la préparation du plat qu’elle réussissait avec excellence.

 

Dans la chaleur réconfortante de la cuisine, les pommes de terre fraîches sont soigneusement tranchées en fines lamelles, révélant leur chair tendre et veloutée.

Dans un mouvement délicat, presque sacré, elle dispose les rondelles en couches, alternant avec des touches généreuses de crème fraîche parfumée à l'ail et à la muscade. Chaque strate est un hommage à la simplicité raffinée, à la richesse des terres nourricières et au savoir-faire ancestral.

Ensuite, le fromage est saupoudré avec une générosité mesurée sur le sommet du gratin, attendant patiemment sa transformation sous la chaleur bienveillante du four. Le fromage fond lentement, se mêlant à la crème pour créer une croûte dorée et croustillante, un écrin de saveurs qui captive les sens.

Lorsque le gratin sort enfin du four, embaumant la pièce de son parfum envoutant, c'est comme si le temps lui-même s'arrêtait pour rendre hommage à cette merveille culinaire. Les arômes familiers de l'ail, de la muscade et du fromage fondant dansent dans l'air, embaumant la cuisine.

Au moment de la dégustation, chaque bouchée est une symphonie de saveurs, une explosion de textures qui caresse le palais avec une délicatesse infinie. Les pommes de terre, moelleuses et veloutées, se marient harmonieusement avec la crème onctueuse et le fromage, créant une expérience gustative qui transcende le simple acte de manger.

 

Le gratin dauphinois, tel un tableau culinaire dressé avec amour, m’emporte vers des souvenirs anciens. Prise de frénésie, je décide de rester avec mes casseroles pour préparer aussi le dîner.

 

Cette nuit, le sommeil m’avait emportée vers ma grand-mère et sa grande ferme dans le Diois, alors tout naturellement, ce matin, dans la solitude de ma cuisine, je me tourne vers le souvenir de mon grand-père. Je l’ai hélas beaucoup moins connu, car parti prématurément des suites d’une blessure de guerre. Pourtant, sa grande silhouette s’impose à moi.

 

Il était un solitaire, un taiseux, toujours en économie de paroles. « Oui, c’est ça », « je crois bien », « tu as sûrement raison ». Quand il parlait plus longuement, il chuchotait des secrets chéris, charriant des mots chatoyants qui chassaient les ombres du silence. Tous ces mots susurrés portaient en eux une délicatesse éthérée que j’aimais écouter, même si je n’en comprenais pas tout le sens.

Il aimait partir à la pointe du jour pour pêcher dans la rivière en contrebas de la propriété. Cette solitude, au soleil levant, lui convenait particulièrement, il était en communion avec la nature.

Quelquefois, je l’accompagnais. Ces départs matinaux avaient pour moi un goût d’aventure. Encore un peu endormie, je vivais toutefois ces moments de partage comme un privilège…

 

À l’heure du déjeuner, il sortait de son sac le pâté dont il badigeonnait méticuleusement une large tartine de pain au levain. Le moelleux de la chair étalée et la légère acidité du levain s’accordaient à la perfection. Un peu de vin bu à même la bouteille pour lui, un gobelet de grenadine pour moi, et un morceau de camembert complétait largement ce repas frugal. D’ailleurs, pour prolonger le moment de la dégustation, il suçait ce morceau de fromage comme un bonbon. Je l’imitais avec malice. La chair laiteuse s’écroulait sur ma langue, envahissant toute ma bouche jusqu’au palais.

Le soir, quand il rentrait, il demandait à sa femme de lui cuisiner une soupe de légumes. Pas du tout la soupe de type velouté où tous les légumes sont introuvables dans une espèce de purée liquide… Non, on devait identifier chacun des légumes fraîchement cueillis dans le potager…

 

Après son décès, ma grand-mère a continué de cuisiner et servir cette soupe. Dans mon enfance, elle me la présentait dans un bol que je trouvais immense. Je me souviens encore de ces moments de dégustation.

Chaque bouchée était une explosion de saveurs : le goût sucré des carottes fraîches, la tendresse des petits pois éclatant sous la dent, la chaleur réconfortante des pommes de terre fondantes. Chaque gorgée était une symphonie de sensations, mêlant le piquant des herbes fraîches, la douceur veloutée du bouillon, et une touche subtile d'acidité provenant des tomates mûres.

Je me délectais de la richesse des saveurs, laissant chaque ingrédient danser sur ma langue en une harmonie parfaite. Chaque élément contribuait à l'ensemble, créant une expérience gustative inoubliable.

 

Ce matin dans ma cuisine, je revois mon aïeul devant son assiette vide, une fois sa soupe terminée. Il semblait tout d’un coup absent, comme transporté dans un monde de souvenirs lointains.

Songeur, il laissait errer son regard autour de la pièce. Je le devinais perdu dans des pensées sombres qui l’envahissaient bien malgré lui. La petite fille que j’étais à cette époque-là venait s’assoir sur ses genoux, blottissant sa tête contre sa poitrine. Ses longs bras m’enserraient alors dans un geste doux et protecteur.

 

De nos jours, le simple acte de préparer une soupe de légumes, comme celle que nous savourions, ouvre une porte vers mon enfance et la chaleur de ces moments…

Photo de l'auteure

 

 

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