Sur le rocher

par Chantal Joanny

Piste d'écriture:

l'habitude du secret

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu semblais si frêle à 100 m de haut sur le rocher au bord de la falaise

Ta chambre était vide, seul l’abat-jour reflétait une ombre sur le mur jaune au-dessus de ton lit, c'était ton éléphant en peluche gris posé sur le coussin de tête, cadeau de ton oncle Arthur que tu admirais tant. C'était ta première fugue, tu avais cinq ans, moi ta grande soeur je t'avais retrouvé dans l’appentis, endormi sur la valise cabossée qu'il avait abandonnée là avant son départ.

Notre oncle, vingt-trois ans, jeune vétérinaire diplômé, avait été admis comme stagiaire au Parc Animalier de Sigean dans l'Aude. Au cours de ses congés, il retournait chez sa soeur dans la maison familiale à Capdenac-le-Haut dans le Lot. Ses histoires sur les animaux, avaient subjugué le jeune Romain qui ne le lâchait plus de tout le séjour, et le bombardait de questions : « Et la girafe, comment elle fait pour dormir, et les petits éléphants pour se gratter le dos, ils roulent ? ».

Avant de repartir, il avait offert à son neveu un éléphanteau en peluche que le gamin s'était empressé de poser sur son lit. Le soir, il s'endormait près de lui, installé sous la couette.

Tu ne vivais plus qu'au son des trompes d'éléphants, du rugissement des lions, de la course des gnous dans la savane soulevant des vagues de poussière sous un soleil de plomb. Le jardin entourant la maison familiale était devenu ta savane où tu galopais, criais, maculé de boue, de buissons déchiqueté. Tout le quartier en haleine en profitait et les oeillades au-dessus de la balustrade en disaient long sur leur ras-le-bol.

Au bout de deux ans Arthur, son stage validé avec félicitations, lançait, bouillonnant de rêves, sa candidature dans les plus grands Parcs qu'il avait répertoriés sur tous les continents. En attendant, il avait loué un studio au village, retrouvant ses amis d'enfance.

Après des kilos de courriers aux timbres voyageurs, les mois passant, il barrait sur sa liste en retour, refus ou absence de réponse, sans se départir de son sourire. Son entêtement n'était que plus risible pour son entourage qui n'osait le dissuader.

Alors qu'il commençait à envisager un destin plus humble, en attendant la rentrée suivante, il partit camper avec ses potes au bord de la Durance.

C'est un 31 juillet.

Alors qu'il est prêt à quitter le camping pour aller se baigner, la jeune fille de l'accueil le hèle : « Un courrier pour vous ». Les potes : « Dépêche ! ».

Il court au comptoir, courrier réexpédié sans surprise par sa soeur, il sort son canif et un poil désabusé, fend l'enveloppe. Les tongs fluo aux pieds soudain s'immobilisent. Le courrier encore tremblant entre ses mains, il se met à pousser un cri d'aigle en zigzaguant autour de ses copains : « je suis pris ! Je suis pris !» (Il y avait toujours cru quand même) et déclame :

« Kruger National Park's Direction

Transvaal State South Africa

Mister Arthur Taupiac.....

et plus bas.....

WE WAIT FOR YOU, september 13, 2006 at 9 a.m, Crocodile Bridge Gate »tout en se dandinant. « Houra ! » sifflent les copains. Ils tournent autour de lui, imitant un rythme indien, et vont tous se jeter à l'eau !

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Romain, huit ans, sur la petite table basse du salon, billes arrondies, n'en perd pas une sur son idole. Attablé avec les parents pour le café, Arthur sort de sa poche le précieux courrier venu de si loin : on lui offre un poste de soigneur au sein de l'équipe pour trois mois renouvelables au Parc National Kruger, « le jackpot ! ».

Penchés sur la carte qu'il a déployée, le garçon agrippé cette fois à l'épaule de son héros même s'il

n'y voit guère, bave de grands hi, ho, han, top, ululant, sifflant... « Où c'est ça, c'est quoi » ?

L'oncle poursuit [jeune pédagogue investi]: « Cette réserve naturelle, parmi les plus grandes et les plus anciennes, créée en 1898 par Paul Kruger en Afrique du Sud, abrite la faune la plus variée de tous les parcs d'Afrique, on y répertorie près de 500 espèces d'oiseaux, 140 mammifères et plus de 100 espèces de reptiles. Elle s'étend sur 20.000 m2 », leur précise-t-il.

« Et tu vas dormir avec eux ? »

« Non, je vais vivre dans des camps fermés, réservés aux gens pour les protéger la nuit.

Pour le travail, nous avons notre propre réserve pour accueillir les animaux avec un centre de soins à la pointe. Les spécialistes y étudient les comportements des différentes espèces, leur évolution, l'adaptation au climat, la reproduction, et les soignent. »

Organiser les visites touristiques et safaris très encadrés, manne non négligeable pour la survie de l'entreprise pharaonique, fera aussi partie de ses missions.

« Moi aussi je veux aller les soigner ! » s'exclame Romain. Quant à moi, sa grande soeur, voulant me démarquer, « Moi non, je préfère faire l'infirmière avec mes barbies ». « Beurk les piqûres ! » « Il faudra que tu apprennes pour aller sauver tes animaux ! »

« Et maintenant vous allez dormir », répliquait Maman. « Noooon, je veux écouter Tonton ». Les parents, encore aimants, capitulaient aux caprices de mon frère. Je quittai le salon sur un « pfff » appuyé.

L'année suivante, notre oncle revint pour un court séjour. Nous nous retrouvions à nouveau collés sur le canapé, fascinés, même moi ! Papa était le seul en retrait, peut-être jaloux. Il n'était qu'ouvrier, lui, ce que je compris plus tard. La fabrique de couteaux ne passionnait aucun d'eux.

Arthur nous expliquait son quotidien : tous les jours, des équipes de Rangers patrouillaient sur des kilomètres d'un bout à l'autre du parc. Ils signalaient à l'équipe de soignants les animaux retrouvés en piteux état, abandonnés sans défense, victimes de prédateurs pour la plupart humains, entrés illégalement dans la réserve, issus de tous les continents tant le marché était lucratif.

« Alertés, nos camions aménagés foncent lentement sur les pistes pour les récupérer, ceux du moins encore en vie. Au bout de quelques mois de soins, les animaux retapés viennent, pour leurs adieux, se frotter à nous avant de disparaître dans la savane ».

Bercé, tu finissais par t'endormir et j'accompagnai Tonton qui te portait jusqu'à ton lit. L'ambiance à la maison était chaleureuse quand il était là, Maman se détendait et réapprenait à rire. Elle ne lui racontait pas ses problèmes d'argent. Quant à Papa, il s'était éclipsé afin de rejoindre ses collègues.

Deux ans avaient passé, tu attendais toujours le retour d’oncle Arthur, persuadé qu'il repartirait avec toi.

Désormais ça s'accrochait à la maison, les colères c'était pour les adultes, mon petit frère était devenu muet.

Maman travaillait jusqu'à tard à la boulangerie du quartier. Le jardin était calme, la maison triste. Quand nous rentrions de l'école, chacun s'enfermait dans sa chambre. Le cri « à table» sonnait le rassemblement dans une ambiance électrique de fatigue et de querelles sourdes.

Au cours d'une dispute familiale, tu fuguas à neuf ans et demi. Nous ne nous sommes aperçus de ta disparition que vers les 23h. Les parents t'ont découvert dans un fossé à quelques mètres de la maison. Tu guettais.

À la fugue suivante, déjà dix ans, moi ta grande soeur je frisais les treize. Je te suivis, car, vu ta détermination et ta rage quand tu avais refermé la porte de derrière bruyamment, je me doutais que tu allais défier les dieux (je te connaissais). Te mettre en danger était désormais ton ressort pour exister, revendiquer, contester, t’éprouver ? Et je ne pouvais que trembler de tes futures explorations.

Je découvris ainsi ta cachette secrète ! tu glissais entre les ruelles pavées du village endormi aux lumières tamisées. Arrivé à la forteresse, tu escaladais les fondations de la tour de guet et sur un bout de roche surplombant la vallée du Lot, tu restais immobile, le regard perdu à l'horizon, imaginant au loin l'espace peuplé de toute cette faune extraordinaire.

Tu semblais si frêle, sur le rocher au bord de la falaise.

Quand tu redescendis, je t'attrapai et tu me lanças: « Notre oncle, un jour je le suivrai ». Ton air sérieux m'a interloquée. Nos parents n'y voyaient que du feu.

De la boîte aux lettres, un courrier coloré, léger m'intrigue, c'est écrit « par avion » et l'adresse... c'est Tonton de là-bas ! .

Le soir à table, Maman toute fière : « Arthur nous invite à venir le voir ! »

« Pas d'argent à jeter par les fenêtres », a ronchonné Papa. « Ça ne nous intéresse pas tout ça, qu'il reste dans sa savane. » Il a interdit à Maman de lui répondre et de lui expliquer notre situation.

Nouvelle invitation, sans réponse. « Il n'existe plus pour nous », décrète Papa en colère. Après son licenciement à la fabrique de couteaux, il a créé sa coutellerie artisanale avec un pote, licencié comme lui. Jour et nuit, la tête dans les outils et dans les comptes. « Nous sommes devenus transparents, et même Maman le copie », te plaignais-tu.

L'ambiance délétère te pousse à te renfermer. Préoccupés par le surendettement, leurs calculs jamais justes, ils ne l'entendent pas, ne le voient pas, ne nous voient pas. Ils crient, rugissent, glapissent, mais ne se parlent plus, une vraie cage d'animaux blessés !

Mon petit frère fuit à nouveau, jusqu'à se mettre en danger.

L'idée d'escalader à treize ans le mur d'enceinte de la forteresse avec ses copains plus âgés, l'entraîne à frôler le vide et, bien que harnais, cordes, crampons n'aient plus de secrets pour eux, le jour où enfin les parents s'aperçoivent de ses absences prolongées, c’est à cause de l'appel de l’hôpital pour jambe cassée.

Il est déjà trop tard, rien ne pourra plus fonctionner comme avant, son secret dévoilé. Les parents veulent le parquer. Ils lui refusent l'inscription au club d'escalade, lui refusent tout, impuissants, erreur défaillante pour le fiston.

Romain, voyant que tu ne te résignes pas et prends de plus en plus de risques avec tes potes, je t'accompagnai après la classe, en douce, au mur d'escalade du lycée, jusqu'à se faire pincer. Les parents avertis, secoués par les responsables de l'école sur les bienfaits du sport pour leur fils ado, cèdent et l’inscrivent.

 

À quinze ans à nouveau tu disparus plusieurs jours. Les parents affolés m'appelèrent, persuadés de ma complicité : « Je suis au pensionnat de l'école d'infirmières, pas de Romain alentour, pas de secret partagé », répliquai-je. Mais je devinais ce qui se tramait. Et le retour proche du fugueur, de plus en plus foireux.

De taciturne tu devins sournois ou te mettais à rire sans raison. Tous remarquèrent ton changement d'humeur, de look, sauf à la maison (les parents aveugles, ou toujours trop préoccupés...).

Même ta voix était plus profonde avec des éclairs, passionnée, enjouée ou rebelle. Les filles te badaient, fascinées par ton côté sauvage, risque tout, et les potes t'enviaient. Tu restais, au fond, distant et secret.

À la maison, lors de mes retours, seule la télé criarde animait les conversations, ils ne nous voyaient toujours pas, hélas. À table chacun s'isolait sur son portable ou triturait son plat, crocs serrés. Les parents discutaient finances, crédits et parfois se lançaient des regards assassins.

Tu fuyais leur manège le nez dans l'assiette, puis le dîner avalé, te précipitais dans les escaliers (ta chambre mansardée, nichée au deuxième étage). Je n'étais plus là pour colorer le home d'un peu de complicité, fugueuse aussi, l'aînée, sur son Facebook !

La porte fermée à clé, il se jetait sur son lit, un soupir à son éléphant juché sur la commode, puis Romain plongeait dans son projet, ordi ouvert, cap au sud.

Il avait renoué avec son oncle par Messenger, celui-ci l'assurant de son attachement indéfectible. D'aussi loin, difficile d’intervenir, Arthur préfère ne pas s'immiscer directement dans les querelles qui dévastent sa famille et conseille à son neveu de plutôt préparer son avenir, « je serai là pour t'aider ». « Partir loin, gagner sa liberté », cette devise l'avait lui-même sauvé.

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Je n'ai remonté les étapes de ton projet que plus tard, grâce à l'historique de ton ordinateur que tu avais abandonné dans ta chambre, planqué sous une couverture au fond de la penderie.

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Les rands, comment qu'on fait ? Les changer à l'aéroport ? Prennent-ils les euros, ou plutôt les dollars ? Tant de questions pratiques se bousculaient dans ta tête, que tu ne poseras pas à notre oncle pour garder le secret.

Google est là.

Tu es fier, as étudié la carte de l'Afrique du Sud, as repéré le Parc Kruger dans le Transvaal. Comment y accéder, et le climat, quelles fringues emporter ?

Tu t'es entraîné à l'anglais, d'ailleurs ta prof n'en revient pas de ton soudain enthousiasme pour la langue. Tu chantes les tubes anglo-saxons à tue-tête, personne ne se méfie.

De plus en plus absent à la maison. Mais au lycée, tu as convaincu ton pote Cyril bientôt majeur de t'accompagner dans ton périple. À l'affût des petits boulots vous acceptez tout, les mieux payés et les plus risqués : grimper le long des immeubles pour laver les vitres, déboucher les cheminées, et aussi déballer et remballer sur les marchés. Tout est bon pour récupérer des sous.

Tu as dix-huit ans depuis deux mois.

Alerte disparition, Romain, Cyril ?

Et c'est reparti dans l'ignorance.

Les parents perdus, coupables, ont peur cette fois. Tout penauds, ils vont à la police.

Tout le quartier les cherche, ils se sont volatilisés. En danger ?

Je suis rentrée pour l'occasion, je pousse un grand soupir mais n'ose rien dire, en fait je ne sais pas moi non plus où vous avez pu aller vous fourrer, même les copains ne sont pas dans la confidence, tout a été bien celé.

Romain est déjà loin. Avec son pote, en douce, ils ont volé les papiers nécessaires, livrets de famille, autorisation des parents, imité leurs signatures, obtenu les passeports et visas, gagné l'argent pour les billets d'avion qu'ils ont payés cash à l'agence, les sacs à dos (achetés d’occase à Emmaüs) pleins de folies, d'envies, de rage de vivre.

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Roissy Charles De Gaulle.

Dans la salle d'attente des départs, ils piaffent d'impatience, les yeux émerveillés, se collent aux immenses panneaux vitrés donnant sur la piste, suivent la ronde des avions qui circulent au ralenti sur leurs petites roues, se positionnent, font demi-tour. Ils observent, lisent les noms des compagnies, est-ce le leur qui s'achemine ? Ils repèrent leurs couleurs, devinent les drapeaux, et le personnel à terre s'agite autour de ces géants. Des monceaux de bagages sur d'immenses caddies au pied des avions attendent d'être transférés dans les soutes.

« Les passagers à destination... ». Les files se forment. Nerveux, les deux amis attrapent leur bagage cabine, l'hôtesse bleu-France les enregistre, les invite à pénétrer dans le sas qui les conduit à l'avion, à sa bouche béante. Ils rêvent debout, déboussolés. Les passagers se pressent, les doublent, leur soufflent dans le dos, eux font semblant d'être blasés en parcourant le tube qui les aspire vers leurs sièges, « Bienvenue à bord ».

Atterrir à Johannesburg. Et tout s'enchaîne. Poser le pied brûlant sur le sol africain, trouver le bus pour rejoindre Pretoria station, transport le moins cher qu'il ait pointé sur le site Busbud.

Là seulement, le bourdonnement dans leurs oreilles apaisé, le décalage horaire encaissé, ils s'assoient sur un banc en sirotant une « Castle beer ».

Romain s'apprête à prévenir son oncle de leur arrivée. Maintenant il sera trop tard pour les dissuader du voyage ou vendre la mèche aux parents...

Au loin, les rugissements du Parc résonnent dans le combiné.

Les fugueurs réceptionnés et installés dans le restcamp, Arthur nous a contactés.

Je me confrontai aux parents désemparés : « Non vous ne l'obligerez pas à revenir, c'était son rêve qui se réalise ! »

Souriant dans mon for intérieur de ton audace et de ta débrouillardise.

Je te revoyais à treize ans, si frêle à 100 mètres de haut sur le rocher au bord de la falaise. Mais déjà si déterminé.

Chantal Joanny

Photo de Ian Stauffer sur Unsplash

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