Jean-Martial et ComToi, par Bernard Delzons

C’est un court extrait du roman japonais expliquant la difficulté d’assumer ou non un patronyme difficile à porter qui m’a inspiré cette histoire…

Le jeune homme attendait depuis plus d’une heure quand il vit sur l’écran, le numéro que la machine lui avait attribué. Il se leva donc et se dirigea vers le guichet dont le numéro était affiché. Il appréhendait ce moment comme chaque fois qu’on lui demandait de se présenter. Contrairement à la plupart des gens il donnait son nom en premier, puis après un court instant, il lâchait son prénom. Il avait toujours mal supporté les plaisanteries que les gens faisaient et plus encore, il redoutait que ses interlocuteurs ne le prennent mal, s’il choisissait de commencer par dire son prénom.

Derrière le guichet il y avait une petite dame toute maigrichonne, qui devait avoir la soixantaine. Avant même qu’il ne lui réponde, dès qu’elle lui avait demandé son nom, il avait eu l’impression que ses yeux étaient imprégnés d’ironie.

Raide sur sa chaise, les yeux fixés sur la publicité qu’il y avait sur le mur dans le dos de la dame, il se lança : « Aymar Jean ». Sans même lever la tête, la femme répéta « Jean Aymar ». A peine avait-elle fini qu’elle le regarda en souriant, puis ajouta sérieusement « Moi aussi j’en ai mare !»

Le garçon avait pali, il était prêt à réagir violemment, mais la dame ne lui en laissa pas le temps. Elle ajouta, « Vous savez moi aussi, j’ai un nom difficile à porter, qui sème souvent la confusion, mais j’ai décidé de m’en amuser. »

Le jeune homme, muet, la regardait avec un air interrogatif. Voyant qu’elle ne disait rien de plus, il finit par l’interroger.

- Mais alors, comment vous vous appelez ?

- Comtoi. Elle avait prononcé « Comme Toi »

- Comment ça, comme moi ?

- Comtoi, c o m t o i. Je vous assure, les gendarmes sur la route n’apprécient pas du tout, il faut vraiment qu’ils voient mes papiers pour qu’ils se calment. C’est très drôle. Bien entendu il faut garder son sérieux. Vous devriez essayer la prochaine fois que vous vous faites contrôler par la police. Votre nom monsieur ? « J’en ai mare » J’imagine la scène, un vrai sketch !

Bon mais ce n’est pas tout, que puis-je faire pour vous monsieur Aymar Jean ?

La dame avait cependant omis de préciser que si elle était fatiguée, ou bien qu’elle pressentait qu’elle aurait du mal à s’en sortir, elle utilisait une prononciation différente, comme si c’était « Comtois » de Franc-Comtois

Le garçon était confus, il ne savait pas comment réagir. Il bredouilla quelques mots, prêt à s’éclipser. La dame, consciente de son embarras, prit le dossier qu’il tenait dans sa main et avant même de l’ouvrir, en le regardant dans les yeux, elle ajouta.

- Vous m’êtes sympathique jeune homme, vous êtes mon dernier patient de la journée, on va trouver une solution à vos problèmes.

Le garçon la regarda sans comprendre.

- Patient ?

- Ben oui, ici à pôle-emploi, les clients ont tous un petit quelque qui ne va pas, je trouve que c’est plus chaleureux de parler de mes patients, sans compter que vu leur temps d’attente, il faut bien qu’ils soient patients, monsieur « Jean Pire » ! J’aurai pu dire Jean Peste, si vous n’aviez pas une si agréable eau de toilette !

Elle avait ajouté cela en voyant que le malheureux ne savait plus où se mettre.

La dame avait ouvert son dossier. Jean Aymar était un professeur de lettres qui cherchait un poste dans le privé en attendant son affectation dans le public. Il avait suivi sa compagne à qui on avait proposé un travail très interessant dans cette ville.

La dame lui prit la main et cette fois, en riant franchement, elle ajouta :

- Heureusement que vous ne vous appelez pas Monsieur Sègne, vous auriez un beau succès, monsieur J’enseigne.

Cette fois le garçon se mit lui aussi à rire. Alors elle lui fit part d’une anecdote que lui avait racontée son jeune cousin. A l’époque, il avait fait la coopération en Algérie comme professeur de mathématiques. En raison d’une ressemblance avec un autre professeur, de chimie celui-ci, qui parlait de « ribose », les élèves l’avaient rebaptisé « RIBOZON », ce qui rimait avec son vrai nom. Lors d’une soirée organisée dans l’école avec les élèves, la secrétaire du directeur avait présenté tous les professeurs, sauf lui. Puis après un moment, elle s’était retournée et en s’excusant, elle avait déclaré devant tous : « Ah monsieur Bozon, j’avais oublié votre nom, je suis vraiment désolée. » De ce jour ce cousin était devenu pour tous, monsieur « Bozon ».

- Vous savez, avait-elle ajouté, un nom valorisant dans une langue, peut se révéler désastreux dans une autre. Les constructeurs automobiles ne s’y sont pas trompés, ils ont arrêté de chercher de nouvelles appélations pour leurs voitures, ils ont fini par utiliser toujours les mêmes en leur ajoutant un millésime, ça leur coutait beaucoup trop cher !

Après quelques secondes de silence, elle conclut en ajoutant :

- Vous vous rappelez cette famille « Renault » qui avait prénommé leur fille Mégane, quelle histoire !

 

Cette fois, Jean Aymar riait de bon cœur, d’autant que madame Comtoi venait de lui glisser un dossier qui correspondait exactement à ce qu’il cherchait. Il lui suffirait d’appeler le numéro qu’elle avait souligné en rouge. Il s’agissait de remplacer une libraire pendant son congé de maternité.

Avant qu’il ne parte, elle ajouta :

- Je sais que ça ne se fait pas, mais comme j’ai fini mon service, attendez-moi dehors, on ira boire quelque chose et je vous expliquerai pourquoi j’en ai mare, moi aussi.

Ce jour-là, Jean avait trouvé un boulot et surtout une amie ! Elle lui avait, aussi, suggéré de se présenter en donnant ses deux prénoms, ainsi Jean-Martial Aymar ne reçut plus jamais de moqueries.

Copyright: Bernard Delzons. Photo de Kelly Sikkema sur Unsplash

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