Mademoiselle Gabrielle, la petite Jeanne et le salon de thé, par Bernard Delzons

Je me suis inspiré d’une chronique (Une goutte de pluie sur le visage) de Antonio Lobos Antunes pour inventer l’histoire de mademoiselle Gabrielle. Dans ce texte, l’auteur utilise des parenthèses pour ajouter des descriptions ou faire des disgressions)

Mademoiselle Gabrielle venait de sortir de son immeuble. Elle se retourna pour vérifier que la porte était bien fermée, puis inspecta une dernière fois qu’elle était correctement habillée.

(Lors d’une de ses sorties, un compliment sur sa belle robe de soie noire, lui avait fait comprendre qu’elle avait oublié de mettre sa jupe sur sa combinaison…)

Rassurée, elle prit la direction de l’église.

(Un tailleur noir, un chapeau avec une voilette, seul un joli foulard éclairait cette silhouette austère)

Tout le monde la connaissait dans cette petite ville et beaucoup savaient qu’elle se dirigerait

(comme chaque vendredi)

vers le salon de thé de la jolie place du square.

Elle marchait lentement, boitillant, en s’appuyant sur la canne que lui avait laissé Jeanne, sa sœur aînée. Sur son chemin elle regardait les vitrines, sans toutefois s’arrêter.

(La modiste qui installait de nouveaux chapeaux, le marchand de journaux avec le dernier Paris-Match, le fleuriste qui renouvelait l’eau de ses bouquets).      

 

Elle salua une connaissance, puis continua un peu plus rapidement, elle venait de voir la pendule du clocher qui indiquait quinze heures, elle pensa qu’elle était en retard.

Elle était maintenant devant le salon de thé, elle jeta un oeil à l’intérieur et satisfaite, elle entra et s’assit à la table qu’elle avait l’habitude d’occuper.

L’intérieur était comme un salon des années 1900, très cosy, chaleureux, ampoulé presque, complètement anachronique

(une étagère remplie de théières, des tables rondes recouvertes de nappes blanches brodées une musique de valse ancienne, sur les murs des tableaux de paysages, sur le dessus d’une porte une pendule avec son “coucou” qui sortit de son nid quand Gabrielle entra.)

La serveuse, une jolie jeune fille qui dénotait dans ce cadre désuet, s’approcha pour lui demander ce qu’elle désirait. Elle ne prit aucune note, de toute façon c’était toujours la même chose

(un chocolat chaud et une tranche de cake).

 

Dans un recoin éloigné, déjà installées, une femme et une petite fille semblaient discuter avec une certaine excitation.

La femme avait revêtu un tailleur Chanel, elle était bien coiffée, maquillée avec soin, alors que l’enfant portait une salopette défraichie et un pull en laine rayé de bandes rouges et bleues, confectionné par la dame au tailleur

(Mademoiselle Gabrielle l’avait vue le tricoter ici même).

Comme chaque vendredi, la femme allait chercher la petite fille à l’orphelinat et l’emmenait dans ce salon pour manger des gâteaux.

(Vous rappelez-vous de la belle chanson de monsieur Brel : « Les dames patronnesses tricottaient du vert caca d’oie pour reconnaître leurs pauvres à elles ».)

 

Mademoiselle Gabrielle ne connaissait pas la femme, mais elle savait qui était l’enfant, de toute façon il n’y avait aucun doute possible, elle ressemblait tant à sa mère… Cette mère était la fille de Jeanne, sœur de Gabrielle.

Sa nièce donc s’était retrouvée enceinte après une relation sans lendemain. Elle avait brusquement quitté la ville laissant sa famille dans le désarroi. Elle n’avait jamais donné de nouvelles. Jeanne n’avait pas supporté cette séparation, elle était morte deux ans auparavant.

 

Le hasard avait voulu que Mademoiselle Gabrielle entre dans ce salon de thé un jour où l’enfant était là. Elle avait immédiatement pensé, à cause de la ressemblance que ça ne pouvait qu’être la fille de sa nièce. C’est ainsi qu’avait commencé le rituel de ces visites hebdomadaires. A quelques rares exceptions, elle y voyait la petite fille. Elle était contente et cela lui suffisait, du moins le pensait-elle. Parce que les jours où l’enfant ne se trouvait pas là, elle était complètement désemparée !

 

Ce jour-là, la belle dame se leva et se dirigea vers Gabrielle. Après s’être raclé la gorge pour attirer son attention, elle lui demanda si elle pourrait garder la fillette le temps d’une visite chez son médecin. « Ce ne sera pas long » ajouta-t-elle.

 

Mademoiselle Gabrielle se sentit mal, mais n’osa pas refuser. Presque aussitôt, elle se retrouva avec l’enfant assise sur la chaise devant elle, elle ne savait quoi faire. Ce fut la petite fille qui rompit le silence

  • Moi, je m’appelle Jeanne. Et toi ?

Comment était-ce possible ? Le prénom de sa grand-mère ! Gabrielle sortit un mouchoir de son sac, puis son poudrier, ce qui lui permit de reprendre ses esprits. Alors elle répondit :

  • Je m’appelle Gabrielle. J’avais une sœur qui s’appelait comme toi, c’est un joli prénom.
  • Je n’ai pas de parents, et toi, tu as des enfants ?
  • Et la dame avec qui tu viens si souvent… ?
  • C’est une dame… j’aime beaucoup les gâteaux… Tu as des enfants ?
  • Non, je vis seule.
  • J’aimerais bien avoir une grand-mère comme toi.

Gabrielle sentit les larmes lui monter aux yeux, elle les essuya puis caressa le visage de la petite fille.

  • Tu habites où ?
  • Mais à l’orphelinat, chez les sœurs.
  • Depuis quand es-tu là ?
  • Depuis deux ans. Avant, j’étais à Paris, mais quand la sœur qui s’occupait de moi a été mutée dans cette ville, elle m’a emmenée avec elle. Tu devrais venir la voir, elle est très gentille, c’est un peu comme une maman pour moi. Alors, tu viendras ?  

La dame chic venait de revenir. Elle se rendit directement à la table de Gabrielle, la remercia, puis se tournant vers l’enfant : “ Avec tous les gâteaux que tu as mangés, on va aller faire un tour au parc pour que tu puisses digérer.”

Avant de sortir la petite fille se retourna, elle fit à la gentille vieille dame un signe de la main avec un joli sourire.

 

Mademoiselle Gabrielle finit son chocolat (complètement froid), appela la serveuse, paya. Et se leva pour rentrer chez elle.

Sur le chemin elle traversa la rue qui menait à l’orphelinat, elle se promit d’y aller dès le lendemain.

 

Ce ne serait pas le jour d’après, mais cela se ferait et mademoiselle Gabrielle finit par remplacer auprès de la petite Jeanne la belle dame, qui avait quitté la ville. Certes, il y avait encore des gâteaux, mais ce n’était pas que ces pâtisseries que la vielle dame et l’enfant partageaient, dorénavant ! D’ailleurs un jour la fillette lui dit en riant que maintenant, elle préférait les « conversations » aux « saint-honoré ».

(Il est vrai que la « conversation » est un délicieux petit gâteau rond, surmonté d’un croisé de pâte feuilletée, couvert d’un glaçage au sucre et garni par une crème à base d’amandes).

 

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