L’habitude du secret, protection et piège, piste d’écriture

Inspiré par Les filles au lion, de Jessie Burton, trad. De l’anglais par Jean Esh, ed. Galllimard 2017, Folio 6499

 

Andalousie, janvier 1936.

Olive se tenait sur le seuil, elle serrait dans sa main la lettre de la Slade School of Fine Art. Cette lettre n’avait que quinze jours, mais elle flottait déjà comme un mouchoir, les pliures presque huilées. Elle marcha jusqu’au lit de sa mère et s’assit à l’extrémité pour la lire encore une fois, bien qu’elle la connaisse par cœur. Nous avons le plaisir de vous inviter à suivre les cours d’arts plastiques… Les professeurs ont été très impressionnés… imagination fertile et l’originalité… recevoir vos nouvelles dans la prochaine quinzaine… (…)

Si elle la lisait à voix haute, Sarah l’entendrait peut-être à travers le brouillard, et ce serait réglé : Olive serait obligée de tenir parole et de partir. Peut-être valait-il mieux administrer un tel choc en profitant des effets résiduels d’un somnifère ?

Quand elle avait reçu la lettre, là-bas à Londres, Olive avait eu envie de crier sur les toits ce qu’elle avait fait. Ses parents n’en avaient pas la moindre idée, ils ne savaient même pas que leur fille continuait à peindre, et encore moins qu’elle avait postulé pour entrer dans une école d’art. Une partie de son problème provenait du fait qu’elle avait toujours été habituée au secret ; c’était là qu’elle se sentait à son aise, le stade à partir duquel elle commençait à créer. C’était un schéma que la superstition l’empêchait de briser, voilà pourquoi elle se retrouvait dans ce village du sud de l’Espagne. (…..)

Son père disait toujours que les femmes pouvaient peindre un pinceau et peindre, bien sûr, mais la vérité, c’était qu’elles faisaient rarement de bons artistes. Olive n’avait jamais très bien compris la différence. Depuis que, toute petite, elle jouait dans les recoins de sa galerie, elle avait entendu Harold évoquer cette question avec ses clients, des hommes et des femmes, et souvent les femmes partageaient son point de vue, préférant investir leur argent dans de jeunes hommes plutôt que dans des personnes de leur sexe. (……)

Elle était incapable d’expliquer à ses parents pourquoi elle avait postulé dans cette école, le portfolio qu’elle avait rassemblé, l’essai qu’elle avait rédigé sur les personnages secondaires chez Bellini. Malgré tout ce qu’elle avait avalé sur les lacunes des femmes artistes, elle l’avait quand même fait. Voilà ce qu’elle ne comprenait pas : d’où venait cette puissante envie. Et pourtant, alors qu’une vie indépendante se trouvait à portée de main, elle était encore assise au pied du lit de sa mère.

Commentaire : C’est à travers ce texte que nous faisons la connaissance d’Olive Schloss, 19 ans. Il nous montre la jeune fille en marge dans sa propre vie, « sur le seuil », s’asseyant « à l’extrémité », tenant une lettre qui « flottait déjà comme un mouchoir ». Petite, elle « jouait dans les recoins de la galerie » d’art de son père.

Dans la famille c’est Sarah, la mère, une femme séduisante et sûre d’elle, qui occupe la place centrale, et le père ne semble pas porter beaucoup d’attention non plus à sa fille. Et pourtant, cette jeune fille est habitée par la « puissante envie » d’une « vie indépendante » dédiée à l’art. Garder le secret vis-à-vis de ses parents l’a aidée à franchir les premières étapes vers cette existence-là : continuer à peindre et postuler dans une école d’art prestigieuse. Celle-ci est d’ailleurs prête à l’accepter.

Se protéger d’un environnement peu attentif, voire toxique, concentrer ses forces dans la construction d’un projet plutôt que les jeter dans l’affrontement, peut se révéler une stratégie payante : la preuve, Olive a pu continuer de progresser dans son art, et aurait pu s’épanouir dans cette école.

Dans le cas d’Olive, le milieu artistique dans lequel elle a vécu aurait pu la soutenir. Mais s’il l’aide à étayer sa culture et son talent, il sape aussi sa confiance en elle-même.

Tant qu’elle garde le secret, elle n’a pas à justifier ses actes, juste à les poser. Elle évite le conflit, et extérieur (vis-à-vis de ses parents) et intérieur (comment ose-t-elle se projeter en artiste ?) A Londres, elle aurait, peut-être, pu continuer à ménager la chèvre et le chou jusqu’à mûrir suffisamment pour s’affirmer. De toute évidence, elle a besoin d’alliés pour prendre confiance en elle. Mais mineure, elle a dû suivre ses parents dans leur installation en Espagne. Le fait d’avoir tu ses espoirs n’a pas aidé non plus à obtenir leur autorisation pour demeurer seule à Londres. Son habitude superstitieuse du secret, concernant son art, a pu être protectrice. Mais elle a aussi contribué à la piéger dans ce petit village d’Estrémadure.

Pistes d’écriture

1. Olive parviendra-t-elle à s’affranchir de cette posture ? En Espagne ou à Londres, trouvera-t-elle des alliés pour recréer un univers propre ? La guerre civile espagnole, qui couve, va-t-elle jouer un rôle ?

Ce sont quelques-unes des pistes sur lesquelles vous pouvez vous engager si vous avez envie d’écrire votre propre suite.

2. Lancer votre texte à partir d’une phrase ou d’un passage, que vous pouvez modifier. Par exemple : Une partie de son problème provenait du fait qu’elle avait toujours été habituée au secret ; c’était là qu’elle se sentait à son aise, le stade à partir duquel elle commençait à créer. C’était un schéma que la superstition l’empêchait de briser. Créer votre situation et vos personnages.

3. Traiter à votre manière cette double dimension du secret, protecteur et piégeux. Pourquoi garder le secret ? Par manque d’audace ? pour ne pas s’engager ? pour jouer plus longtemps avec les possibles, sans vraiment agir ? Pour ne pas avoir à freiner, en le justifiant, l’inspiration qui s’est emparée du personnage ? Pour ne pas subir le mépris voire pire ?

Dans tous les cas, travailler la posture de votre personnage et son vocabulaire. Ici, Olive est repliée et en retrait (sauf quand elle peint). Mais on peut aussi sauvegarder un secret en jouant un rôle, en s’imposant sur un autre terrain, en portant un masque. L’essentiel est de laisser les intrus à la porte…

 

 

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