Le pot au feu, par Nyckie Alause

Le 25 février, en stage, nous avons écrit sur les goûts et les flaveurs. Des textes savoureux en sont nés.

« Tu y as goûté ? C’est prêt ? »

Je vois que la marmite sèche sur l’égouttoir. Les fenêtres ouvertes dont les voilages volent au soleil en moirures de soie laissent entrer le parfum du mimosa, qui s’immisce avec délicatesse dans celui de la girofle et du fumet de la viande bouillie.

« Attends… je devine le céleri, le sucré de l’oignon, le vert acide du poireau tempéré par l’orange des carottes et la blancheur rosé des navets.

As-tu suivi la recette que je t’avais notée ? J’ai l’impression qu’il manque un je ne sais quoi… Attends, ferme cette fenêtre, je vais éternuer, attends, attends, ferme les yeux. Tu as oublié la courgette ? Non, ce n’est pas cela, non, j’ai trouvé ! Le sel, il doit en manquer. »

Mon père avait, disions-nous, un nez très sûr, et un caractère de cochon (pour cette deuxième remarque, nous ne la faisions qu’à voix basse).

« Il manque du sel ! »

« On peut en rajouter », disait notre mère.

« Non on ne peut pas. Il n’y en a pas, c’est trop tard… »

« Regarde, sur la table, chacun peut saler à sa guise. »

« Trop tard ! »

Etc.

La discussion virait vite en dispute, chacun des deux essayant de clarifier et justifier sa position.

Notre mère : « Le sel dans le bouillon sèche la viande qui devient filandreuse, que les enfants mâchouillent, qui n’est plus bonne qu’à fabriquer des croquettes avec les restes de légumes… »

Notre père : « Le sel capture les goûts et les unit, et si ta viande est filandreuse c’est que tu n’as pas acheté les morceaux adéquats, et les croquettes tout le monde les aime salées à cœur… »

« Tu n’as qu’à aller faire les commissions ! » (à cette époque on ne disait pas les courses, on prenait certainement son temps pour trouver les meilleurs morceaux aux meilleurs endroits, à cette époque on prenait le temps).

« Je n’y manquerai pas répondait-il, tout plutôt que nous résoudre à consommer cette tambouille ! »

Cette phrase devait clôturer la chicane. Chacun de nous s’installait autour de la table pour déguster le pot-au feu. Et après que nous avions fini notre bouillon en silence, la situation se débloquait et nous osions dire « c’est délicieux » ou « reste-t-il du pain ? ». Sur la table se trouvaient deux salières, ce qui évitait d’avoir à demander. Il n’était pas question de réactiver la polémique que la dégustation du bouillon avait éteinte.

De larges tartines de ce pain à la croûte épaisse, généreusement beurré, laissaient comme des perles dorées à la surface quand nous les plongions dans ce bouillon. « Des yeux, disait ma mère, qui vous regardent, qui mesurent votre gourmandise. »

Ces mots — répétés quatre fois dans l’hiver — étaient comme un rituel. Ils précédaient de peu l’arrivée sur la table de l’os à moelle.

Et l’apparition de l’os à moelle donnait le signal de la dispute suivante. Chacun trouvait que justement un autre en avait eu plus que lui et que c’était injuste ! Notre père faisait la distribution de ce mets précieux sur de petits morceaux de pain grillé. Nous pouvions alors réclamer le sel à grands cris, avant que la moelle ne refroidisse…

« Je vois que la table est mise pour six personnes, attendons-nous des invités ? »

« Je crois que tu as oublié les bols et les cuillères à soupe, veux-tu que je m’en occupe ? Ne sois pas fâchée de ma remarque à propos du sel, c’était juste pour pouvoir raconter la scène où mes parents se disputent. S’il en manque nous en rajouterons… Enfin, si tu possèdes une seconde salière c’est le moment de la sortir. »

Quand autour de la table les bols étaient vides, ils disparaissaient par enchantement et deux grands plats en occupaient maintenant la place. Hors de question que nous nous servions nous-mêmes. Là aussi les choses étaient très codifiées par la poursuite du « rituel du pot-au-feu ».

Notre mère servait les légumes et notre père, après avoir découpé en portion jarret, plat de côtes, macreuse, faisait la distribution. Je me souviens des couleurs au-dessus du plat des légumes, de la vapeur odorante et colorée qui s’élevait en volutes. Peut-être que j’exagère, que je brode, mais je t’assure de l’horrible couleur orange qui s’échappait de ces carottes haïssables que j’accusais ma mère de ne mettre que pour faire beau ! Elle n’en déposait dans mon assiette qu’un petit tronçon, en me disant « Goûte, tu finiras par les aimer ! ».

« Rappelle-toi de cela quand tu serviras tout à l’heure, ou si tu veux, je le ferai. »

Tu as ouvert la porte du four et l’odeur qui s’en échappe a fait disparaitre toutes les autres, un instant, comme une vague qui submerge la grève en roulant les galets avant de se retirer. Tu refermes le four où sont au chaud toutes les pièces du menu. L’observatrice est en tension, en espoir de la prochaine vague, la salive en attente de la première bouchée…

« Les invités seront là à quelle heure ? »

Copyright Nyckie Alause. Photo de Edgar Castrejon sur Unsplash

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